Ingénieurs de l'équipement et aménagement du territoire

Ponts et Chaussées et DDE

Ce texte de la Fnaut écrit en 1995, éclaire un aspect singulier et méconnu du fonctionnement de cette technocratie qui influence fortement certains choix décisifs en matière d'aménagement du territoire. Le texte originel.

Ce texte n'a rien perdu de sa pertinence. Depuis, les affaires de corruption ont touché la SNCF avec les dirigeants qui jouent "les patrons du privé". Le ministère des transports, comme RFF (Réseau Ferré de France), sont truffés d'ingénieurs de l'équipement.

Les excès du plan autoroutier

Depuis de longues années, les excès du plan autoroutier ont été dénoncés par la FNAUT, de nombreuses personnalités et des organismes officiels comme la Cour des Comptes (1). Pourtant, les projets s'accumulent aux projets, une autoroute n'est pas encore construite qu'on prévoit de la doubler voire de la tripler pour parer à d'hypothétiques saturations. (Cas de la Vallée du Rhône, de Marseille-Grenoble et de Valence-Narbonne).

La méthode

Lorsque l'augmentation des déplacements de personnes ou du trafic de marchandises commence à créer des difficultés, I'équipement propose aux élus des solutions à ces problèmes de transport.

Lorsqu'on analyse les études présentées, on constate une orientation systématique vers les solutions routières et surtout autoroutières. Tous les flux de trafic sont exprimés en véhicules/heure ou en milliers de camions/jour. Pour faire « passer » ces projets, les responsables de l'équipement, sachant parfaitement que les élus ne sont pas des techniciens spécialisés et connaissant bien les tendances mégalomanes de certains, présentent ces infrastructures nouvelles dans des plaquettes luxueuses remplies de termes ronflants qui laissent espérer des miracles et qui se retrouvent aussitôt dans les déclarations des élus. Exemple la plaquette RD101.

On n'y compte plus les « grands axes structurants », les « pénétrantes-dedésenclavement » et autres «carrefour des-autoroutes-européennes-Knokkele-Zout / Périgueux-et-Zagreb / Rosporden-assurant-de-la-technopole-de-Brive-la-Gaillarde-et-qui-permettrade-répondre-Présent ! -au-grand-rendez-vous-de-l'Europe... » Bien entendu, le tout dans le plus grand respect de l'environnement...

Les autres moyens de transports notamment ferroviaires et le ferroutage, sont discrètement écartés. Un petit paragraphe de quelques lignes pour affirmer péremptoirement que le rail ne peut pas assurer plus de 10% de l'augmentation prévue de trafic (projet de l'A8 bis (2)) ou que la ligne est saturée (projet de l'A 51 (3)) et que, dans tous les cas, cela coûterait des sommes insupportables (4). Ces affirmations avancées avec toute l'autorité des « hommes de l'art » sont fausses soit par omission, par présentation tronquée ou complètement mensongères. Elles sont évidemment destinées à orienter les votes des élus dans le « bon sens »(5). Par ailleurs, lorsqu'on observe le fonctionnement général des services de l'équipement, on constate une diminution sensible du volume des travaux d'entretien courant sur le réseau routier traditionnel et, au contraire, une augmentation tout aussi sensible des travaux neufs (6).

On ne peut qu'être perplexe devant l'acharnement des responsables de l'équipement pour résoudre systématiquement tout problème de transport par une solution autoroutière lourde et coûteuse et on est amené à se poser des questions sur leurs motivations réelles (7).

En ce qui concerne notamment la solution alternative principale, le transport ferroviaire, on a pu constater une incompétence notoire des services de l'équipement à réaliser des études sérieuses et une volonté évidente de dénigrer le chemin de fer. D'un autre côté, faire appel à la SNCF pour faire des études sérieuses et objectives, serait faire preuve d'une naïveté suspecte. Sa gestion déplorable, ses coûts de fonctionnement exorbitants et sa politique d'abandon de lignes sont de notoriété publique et ont été clairement dénoncées par une récente commission sénatoriale. Alors, s'agirait-il d'une volonté délibérée d'orientation des études techniques ? Cela s'appellerait alors de la falsification. Mais dans quels buts ?

On connaît la « pression » qu'exerce le lobby des travaux publics sur ses clients principaux - élus et équipement - et les fortes « incitations » au maximum des chantiers par des moyens plus ou moins légaux (chantage à l'emploi, financement des campagnes électorales, pots de vin, etc...). On le constate de temps à autre à l'occasion de la découverte d'une «affaire» mais cela n'explique pas tout. Sauf exception, ce ne sont pas les entreprises de travaux publics, si « influentes » soient-elles qui font les grands projets.

Alors, « à qui profite le crime ? »

Qui est à l'origine des orientations et des études ?

L'aménagement du territoire est dans les mains du Ministère de l'équipement. Les cadres supérieurs de ce ministère sont, en majeure partie, des ingénieurs du corps des Ponts et Chaussées (P&C) ou des Travaux Publics de l'Etat (TPE). Mais ces agents de l'Etat bénéficient d'un statut de rémunération très particulier qu'il est intéressant de décrire.

Des ouvrages récents décrivent, entre autres, l'histoire du Corps des Ponts et Chaussées et, notamment, les privilèges de ses membres (8, 9, 10).

On y apprend en particulier, que ceux-ci perçoivent une rémunération dite «accessoire» constituée par un pourcentage sur les travaux d'études, de contrôle et de surveillance effectués par les agents des services de l'Etat pour le compte des collectivités locales.

Ce qui explique la tendance de ceux-ci à "pousser" à la dépense par des travaux les plus coûteux. De plus, la dégressivité des pourcentages des rémunérations par rapport au coût total des travaux conduit souvent au fractionnement des chantiers pour augmenter la rémunération (11) et pour ne donner lieu qu'à des procédures simplifiées. Pour appeler les choses par leur nom, il s'agit d'une prime à la dépense.

D'autre part, le volume de ces travaux n'ayant cessé de croître ces dernières années en raison des aménagements de voirie rendus nécessaires par l'augmentation de la circulation automobile, la rémunération augmente fortement.

Ce privilège, datant de la création du corps sous l'Ancien Régime, a traversé toutes les tourmentes de l'histoire pour arriver, renforcé, jusqu'à nos jours (12). La loi n° 48-1530 du 29 septembre 1948, qui rétablissait ces privilèges abolis à la libération, a été progressivement complétée, modifiée et étendue pour faire que:

Les travaux de construction des autoroutes sont évidemment très "juteux". A titre d'exemple, le coût estimé de construction d'une autoroute de montagne comme l'A8 bis peut atteindre 30 millions d'€ par km, ce qui donne une rémunération pour les P&C de 150 000 € par km construit!

Et, pour couronner le tout, le pourcentage sur les péages constitue une sorte de rente indexée sur la circulation automobile... au titre d'une soi-disant mission de surveillance !...

En résumé, on peut dire que les rémunérations "accessoires" actuelles des P&C sont liées en grande partie au volume de la circulation automobile !... Depuis 1981, le montant total de cet intéressement aux travaux est réparti de facon uniforme sur l'ensemble du territoire pour mettre fin aux disparités entre départements "riches" et "pauvres".

Cette péréquation a, en outre, l'avantage de pérenniser le système. Lorsque l'opposition des populations se fait trop forte dans les secteurs denses, cela permet de reporter les grandes opérations sur des régions "vierges" avec l'aval enthousiaste des élus concernés du moment qu'on "investi" chez eux, même sans aucune mesure (15). Mais cette prime ajoutée au salaire des agents est loin d'être uniforme. Seuls les cadres en bénéficient vraiment : ceux qui font les études et qui sont à l'origine des projets (16) et, pour eux, cette rémunération n'a rien "d'accessoire". Malgré des limitations réglementaires, elle peut atteindre voire dépasser le salaire principal (17).

C'est à dire que près de la moitié du revenu des cadres supérieurs de l'équipement dépend de cette prime et, par conséquent, du volume des travaux routiers et de la circulation automobile !...

De l'esprit de corps au système totalitaire de caste

Pour maintenir ces privilèges exorbitants, les membres du corps des P&C ont développé une stratégie de conquête et de protection de leur pouvoir pour prendre les postes clefs et contrôler l'ensemble des organes de décision des ministères concernés.

Pour cela, "I'esprit de corps" et la solidarité dans l'intérêt a créé une sorte de clan dont tous les membres agissent solidairement dans l'intérêt du groupe. La loi de 1948 fait que les primes ne sont pas attribuées aux seuls fonctionnaires de l'équipement mais à tous les membres du corps, comme un privilège d'appartenance à une caste.

Ainsi, lorsque le ministère de l'environnement a été constitué, les ingénieurs des P&C, sentant une possibilité d'opposition à leurs projets, en ont pris le contrôle en 1978 (18). Il n'est donc pas étonnant que, dans le cas de projets vigoureusement contestés comme l'autoroute du Chablais ou le tunnel du Somport, le ministère de l'environnement soit muet: ses patrons devant une part de leurs revenus aux autoroutes !

Il ne faut pas oublier non plus que les ingénieurs des P&C figurent parmi les dirigeants de nombreuses entreprises comme la SNCF (19). Peut-on estimer l'influence de cet "esprit de corps" dans leurs décisions ? Leurs orientations sont-elles vraiment conformes à l'intéret des entreprises qu'ils dirigent ou à celui du "corps" à qui ils appartienent ?

Le cas de la SNCF, où un grand nombre d'ingénieurs des P&C tiennent les postes principaux, serait très intéressant à analyser en détail. Mais il ne faut surtout pas faire d'amalgame rapide. L'équipement n'est pas un bloc monolithique. En partie à cause des inégalités salariales et des privilèges féodaux des ingénieurs des P&C, une grande partie du personnel ne partage pas du tout les orientations de leurs "patrons".

Ils sont beaucoup plus proches de la notion de service public et refusent cette politique de caste dominante et de lobby car ils sont les premiers à en constater ou à en supporter les conséquences désastreuses.

Conséquences

Les conséquences de cet état de choses sont très graves :

Pourra-t-on, ou osera-t-on un jour, estimer le nombre de victimes d'accidents de la route, morts et blessés, et le coût social provoqué par cette augmentation anormale de la circulation routière, conséquence directe de la politique du corps des P&C ? Les conséquences de cette situation sur la coordination des transports sont elles mêmes très lourdes. En plus des partipris décrits plus haut, comment, face à des ingénieurs de la route rémunérés "à la dépense", les responsables des chemins de fer pourraient-ils (pour ceux d'entre eux qui en auraient la volonté) lutter contre cette concurrence par des améliorations du réseau alors que la SNCF mesure leur mérite aux économies qu'ils obtiennent, fût-ce au prix de l'effondrement du trafic ferroviaire ?

Contestations et oppositions

Devant l'attitude de cet état dans l'Etat et ses privilèges, de nombreuses tentatives ont été faites par des assemblées - en premier la Cour des Comptes - des parlementaires (21), et même des gouvernements pour mettre fin à ces agissements. Tous les rapports ont été escamotés, toutes les tentatives d'assainissement ont été étouffées, ce qui montre la puissance de ce clan et à quel point les enjeux sont gros (22).

J. C. Marquis décrit très bien comment toutes les velléités de réforme de ce système malsain ont été stoppées. Les cadres des P&C tiennent tous les postes clefs des ministères, et les politiques ne peuvent rien faire sans eux et, à fortiori, contre eux.

Conclusion

En résumé, les ingénieurs des P&C, par leur mode de rémunération (23) et par leur pouvoir sont juges et parties. C'est une situation caractéristique de conflit d'intérêt. Ce privilège d'un autre âge conduit à des abus de pouvoir aux conséquences graves : la mise en coupe réglée des investissements publics au profit d'une caste.

Ceci bien sûr avec l'appui "actif" du lobby routier mais surtout des travaux publics, bénéficiaires directs de ces orientations et aussi d'un certain nombre d'hommes politiques, soit par confiance aveugle et naïve dans le savoir des "hommes de l'art", soit parce qu'ils sont à la recherche de financements pour leur parti, pour leur propres campagnes, voire pour d'autres raisons qui sont plus du ressort de la justice que de l'aménagement du territoire.

Les auteurs des livres cités ne sont pas avares de jugements sévères sur cet état de choses:

Il y a donc urgence à mettre fin à ces pratiques d'un autre âge, déni de la démocratie, et à réformer ce système. L'aménagement du territoire engage l'avenir de notre pays et doit être entre les mains de gens compétents et audessus de tout soupçon.

Bibliographie et documentation :

Documentations :

1. Lire ce rapport édifiant dans "La Politique routière et autoroutières : Evaluation de la gestion du réseau national" publié par la direction des journaux officiels.
2. Projet de l'autoroute A8 bis: Dans la luxueuse brochure en couleur de 24 pages de présentation du premier projet, le rôle que pouvaient tenir les transports collectifs est "expédié" en 10 lignes. Dans cette brochure, le doublement de l'autoroute de la Côte d'Azur sur 100 km est "justifié" par une estimation de saturation de l'autoroute actuelle sur 3,2 km en 2015 !... A noter que le trafic en cause est celui des déplacements quotidiens domicile-travail effectué en voiture particulière en raison d'un réseau de transports collectifs quasiment inexistant ! (Nice en 15ème position du palmarès des transports collectifs des villes de France, enquête "La Vie du Rail" 1992).
3. Projet de l'autoroute A5 1. La ligne parallèle Marseille-Gap supporte en effet le trafic considérable de 4 AR par jour ! A comparer aux 90 à 100 trains par jour de la ligne du BLS, en Suisse, lorsqu'elle était encore à voie unique, comme Marseille-Gap!
4. Projet des traversées Alpines. Au cours d'une réunion de présentation du projet officiel aux élus, à Nice le 27 octobre 1993, par la direction régionale de l'Equipement, les travaux d'aménagement de la voie ferrée Marseille-Briançon (à deux fois deux voies ! sic !) ont été estimés, sans aucune présentation d'études, à 14 ou 15 milliards, somme jugée "insupportable" par le D.R.E. Iui même). A noter encore que les sections de la ligne de Veynes à Chorges et d'Embrun à l'Argentière ont été établies dès l'origine à double voie. Le rétablissement de cette double voie n'exigerait pas le moindre terrassement... Par contre, aucun des projets routiers présentés ce jour-là n'a été chiffré !
5. La mauvaise gestion de la SNCF pour les lignes concernées donne évidemment tous les arguments en ce sens. Mais cette gestion SNCF n'est pas du tout mise en cause dans ces projets. L'abandon des lignes est présenté cornme un fait inéluctable et irréversible puisqu'il conforte les positions de l'Equipement.
6. Rapport de la Cour des Comptes de 1975, p. 189, 190.
7. En novembre 1991, un ingénieur sur les chantiers de l'A 75 dévoilait en privé que le franchissement de cuvette de Millau s'effectuerait par un viaduc estimé à 1 milliard de francs et qui présentait pour seul défaut d'être si haut (300 m) que l'on ne savait pas encore comment hisser le béton au sommet des piles sans risques... Peu importe, la décision était prise. Deux ans plus tard, un communiqué de l'Equipement avançait un coût de 1,5 milliards de francs et n'évoquait aucun problème technique mais se gardait bien de décrire les méthodes de construction retenues, le triomphalisme se limitant au superlatif du "viaduc le plus haut du monde". Pour les coûts, on verra et nous paierons !
8. "La corruption de la République" Yves Mény, Editions Fayard, Paris 1992.
9. "L'Ere des Technocrates", J. Cl. Thoening, Editions l'Harmattan, Paris 1987.
10. "Ingénieurs de l'Etat et Elus locaux", J. Cl. Marquis, I'Espace Juridique, Lille 1988.
11. Y Mény, page 160 et rapport de la Cour des Comptes de 1975 cité par 1- Cl. Marquis p. 146.
12. Idem, pages 142 à 146.
13. Circulaire interministérlelle du 19 mars 1966.
14. Circulaire du 20 décembre 1968.
15. Ainsi, le Massif Central n'a jamais fait l'objet d'autant de sollicitude (pour des trafics qui persistent à demeurer dérisoires) : en près de dix années de piétinement de l'A8 bis, on a engagé l'A 74 Clermont-Ferrand -> Béziers, on vient d'approuver l'A 89 Clermont-Ferrand -> Bordeaux, et on fantasme sur Lyon - Toulouse, Valence - Aubenas - Alès - Narbonne, et autres barreaux de "désenclavement" traversant collines et montagnes, aussi pauvres en sources de trafic qu'en militants écologistes...
16. Répartition hiérarchique dans un rapport de 1 à 17, ramené depuis de 1 à 10, Y. Mény, pages 152, 153. Voir aussi "Ingénieurs de l'Etat et Elus locaux", J. Cl. Marquis pages 152 à 155 et 162, 163.
17. En 1988, un ingénieur des P&C en début de carrière percevait un salaire mensuel de 14 900 F sans les primes et 25 777 F avec les primes. Tableau publié dans un numéro spécial de «Réponse à tout" de mai 1993.
18.Yves Mény, p.160.
19. J Cl Marquis, p.151,152 et J. Cl. Thoening p. 242, 243.
20. Exception faite des lignes TGV dont les gros chantiers sont une source de "revenus" très intéressants.
21. Interventions de M. Noir, J. Toubon, G. Longuet, citées par J. Cl. Marquis p. 111, 112, 123.
22. Rapport Martin demandé par J. Chirac en 1975, rapport Blanchard demandé par P. Mauroy en 1982, J. Cl. Marquis p.108 et 155.
23.Il s'agit bien du mode et non du montant de la rémunération qui reste du ressort des traditionnelles négociations entre employé et employeur y compris l'Etat.


Mis en ligne le 03/12/2006 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr)