Malpasset: les rapports d'experts

Extraits du document de Vito Valenti et Alfred Bertini.

Extrait du rapport d'audiences du 22 mars 1966 de la Cour d'Appel d'AIX-en-PROVENCE pages 8, 9 et 10, TOME I.

EXPERTISE

Pour essayer de déterminer les causes de la rupture du barrage, le juge d'instruction de la Cour d'Appél d'AIX-en-PROVENCE ordonne une expertise le 12 décembre 1959. Il choisit un collège de six spécialistes d'une compétence particulière :

Les experts ont déposé leur rapport le 10 Février 1961 et émis trois hypothèses sur le mécanisme de la rupture, après avoir écarté toute influence des tirs de mine nécessités par la construction de l'autoroute voisine :

  1. Première hypothèse : le glissement préalable de la culée
  2. Deuxième hypothèse : la roche a cédé sous la pression exercée par la voûte
  3. Troisième hypothèse : l'action des sous-pressions de l'eau.

Mais il leur est apparu que le barrage n'aurait pas cédé s'il avait été édifié sur un sol d'assise résistant, suffisamment homogène et non faillé, et que la cause de la rupture réside nécessairement dans le sol de fondation qui était affecté de nombreuses failles remplies d'argile et de sable. Il aurait fallu préalablement faire des sondages, exécuter des galeries de recherches. On a construit sans avoir fait une étude systématique du sol de fondation. Ces insuffisances se sont prolongées dans la période d'exécution des travaux au cours desquels la rencontre de rochers broyés aurait dû inciter les responsables de la construction à faire exécuter des travaux de recherche et des essais. Il y a eu encore, après la construction, insuffisance des appareils de contrôle et de moyens de sécurité en cas d'alerte.

Pour ces experts, il y a faute et responsabilité du fait de l'homme: D'abord, du constructeur qui, de son vivant, avait dit : le « Responsable c'est moi ». Ensuite, de l'ingénieur du Génie Rural, en raison de son insouciance.

CONTRE-EXPERTISE

Pour des raisons de responsabilité pénale, une contre-expertise fut ordonnée le 7 mai 1962 et confiée à un nouveau collège de cinq spécialistes

Les contre-experts ont bénéficié d'une aide matérielle et financière importante de la part des services d'Electricité de France. Celle-ci a dépensé des sommes élevées pour les investigations sur le site de Malpasset. Pourquoi donc ? Parce qu'elle craignait pour la sécurité de ses barrages. Cela est tellement vrai qu'après le drame de FREJUS elle a fait vider le barrage de TOLLA en CORSE, puis conforter la plupart de ses barrages des Alpes et des Pyrénées.

L' E.D.F. a donc participé aux travaux des contre-experts. Elle a envoyé des équipes comprenant des spécialistes de toutes les branches intéressées et pendant plusieurs mois, ceux-ci ont multiplié les recherches. Les investigations géologiques se font à l'ordinaire sur le lieu de l'implantation du barrage pour reconnaître la qualité des fondations et des appuis. On ne fait généralement pas faire des sondages ou des forages à huit cents mètres à l'amont ou à l'aval. Là, E.D.F. a poussé ses recherches sur des centaines de mètres et dans le massif montagneux, parce qu'elle voulait savoir ce qui s'était passé exactement et si, demain, le barrage de TOLLA en CORSE, celui de BORT ou celui de l'Aigle ne subiraient pas le même sort que celui de Malpasset, car ils avaient été conçus dans les mêmes conditions que celui-ci.

Outre cette aide extraordinaire, les contre-experts ont bénéficié d'une période de sècheresse très longue, qui a permis pour la première fois de voir le site vide d'eau et autorisait des investigations auxquelles on n'aurait pas pu procéder sans cela.

En octobre 1965, le rapport de cette commission de contre-expertise aboutit à des conclusions sensiblement différentes de celles des premiers experts.

S'ils sont d'accord avec eux sur les défaillances du terrain de fondation et sur le fait qu'il n'a été procédé préalablement qu'à des études géologiques sommaires, ils pensent que, malgré des études plus poussées et le percement de galeries de prospection, il n'aurait pas été possible de découvrir la fissure coupable qui présente d'ailleurs un caractère imprévisible. En outre ce ne sont pas les fissurations qui ont fait sauter le barrage et malgré elles, il ne se serait pas rompu s'il n'y avait pas eu conjonction de différents éléments.

Tout d'abord, la fissure coupable s'est conjuguée avec une autre fissure du plan amont. Ensuite, se sont produites des pressions interstitielles élevées, ce sont ces sous-pressions qui ont fait sauter en rive gauche un rocher désorganisé. Auparavant, ces sous-pressions en elles-mêmes n'avaient jamais été jugées dangereuses par les constructeurs. Elles n'ont pu le devenir que par suite de la présence de la faille sur la rive gauche et la présence en partie amont de surfaces anciennes et de rochers plus compressibles, de telle sorte que, d'après M. DROUIN, la catastrophe est due à des circonstances exceptionnelles. Il s'est donc agi d'un piège préparé par la nature.

Le collège des contre-experts a conclu en outre qu'il n'y avait jamais eu une véritable direction des travaux et que le Génie rural n'avait joué qu'un rôle étroit de surveillance, qu'il n'avait ni l'expérience ni les moyens techniques de faire davantage et que sa mission ne comportait aucune initiative technique.

Ce second rapport, qui affirmait notamment qu'il n'y avait eu aucune infraction caractérisée aux règles de l'art, fut soumis aux premiers experts. Deux d'entre eux , MM HAEGELEN et ESCANDE, s'y rallièrent. Les autres, MM. CASTERAS, GRIDEL, JACOBSON et ROUBAULT maintinrent leurs conclusions. Par ailleurs, le rapport administratif des membres de la commission d'enquêté sur les causes de la rupture aboutissait aux conclusions suivantes:

L'ouvrage avait été bien conçu, la liaison béton-rocher était bonne et la cause de la rupture devait être recherchée dans le terrain au-dessous du niveau des fondations et dans la présence d'un plan de glissement ayant aggravé la déformabilité du terrain, de telle sorte que l'ouvrage n'avait pas pu s'adapter à cette apparition.

En conclusion, pour ces contre-experts ayant mené des travaux plus fouillés, il y a eu des sous-pressions sous le barrage qui sont la cause de la rupture. Ce n'était la faute à personne, il y avait imprévisibilité. C'était un cas de force majeure.

A titre informel, il nous a semblé intéressant d'exposer ci-dessous le rapport d'expertise du professeur ROUBAULT et ceux d'autres auteurs - CLAUDE MONNIES, JEAN LETOURNEUR ET ROBERT MICHEL - qui nous ont paru les plus objectifs sur les causes techniques de la catastrophe.

RAPPORT D'EXPERTISE GEOLOGIQUE DU PROFESSEUR MARCEL ROUBAULT
Extrait de son livre: Peut-on prévoir les catastrophes naturelles? PUF 1970

Rappelons que le professeur Marcel ROUBAULT est un des experts du premier collège désigné par le juge d'instruction de la Cour d'Appel d'AIX-en-PROVENCE. Voici donc l'intégralité de ce rapport officiel.

Parmi les grands ouvrages que l'homme peut construire, les barrages sont, sans discussion possible, ceux dont la rupture est, de très loin, le type d'accident artificiel dont les conséquences peuvent être aussi graves que les catastrophes naturelles.

C'est donc à ce problème particulier qu'est consacré le présent chapitre, étant bien compris dès le départ que la philosophie qui s'en dégage, en particulier en ce qui concerne 1'importance fondamentale des études géologiques, est valable pour toutes les autres grandes réalisations qui mettent l'homme aux prises avec les phénomènes naturels (tunnels, ponts, digues, etc.) Pour se persuader de l'ampleur que représentent ces ruptures, il suffit de songer à ce que sont de tels édifices dont la hauteur dépasse aujourd'hui environ 10 m et qui retiennent en amont, sous forme d'un lac ayant parfois des dizaines de kilomètres de longueur, une masse d'eau pouvant atteindre 100 millions de mètres cubes et même parfois d'avantage...

Le drame de Malpasset: Caractéristiques de l'ouvrage

Le barrage de Malpasset était construit sur le Reyran, affluent de l'Argens, à environ 9 km en amont de Fréjus ; il était du type à voûte mince. Ce type, d'une très grande élégance de conception et d'une solidité éprouvée, fut choisi en raison de la modicité relative du coût de sa construction comparativement aux autres types d'ouvrages.

Sa forme était d'autre part parfaitement adaptée au profil extrêmement aigu de la vallée du Reyran où il devait être implanté. Sur la rive droite, il était fortement épaulé au rocher dans un redent de la topographie; sur la rive gauche, en revanche, l'absence d'épaulement susceptible de lui servir de butée avait imposé la construction d'une culée artificielle en béton armé d'un poids jugé suffisant.

Ses dimensions étaient les suivantes :

Il comportait une vanne de vidange à la base, organe de sécurité ne devant pas être utilisé en service normal.

L'eau ainsi mise en réserve était essentiellement destinée à l'alimentation en eau de la région côtière, ainsi qu'à l'irrigation des cultures, la capacité totale du réservoir était d'environ 50 millions de mètres cubes dont 25 millions utilisables en service normal, au-dessus de la cote de la prise d'eau située sensiblement à mi-hauteur, cette cote ayant été déterminée en fonction de la pente de la conduite de distribution.

Circonstances de la rupture

Pendant les semaines qui précédèrent, des pluies torrentielles ne cessèrent de tomber sur la région varoise; à la station météorologique de Fréjus/Saint-Raphaël, 490 mm d'eau furent enregistrés en deux semaines, du 19 novembre au 2 décembre dont 128 mm pendant les dernières 24 heures. Vers la mi-novembre, alors que le niveau de l'eau était à environ 7 m sous la crête, des suintements apparurent sur la rive droite. Ils s'accentuèrent rapidement au point de devenir de véritables sources au fur et à mesure de l'élévation du niveau qui approchait rapidement du sommet de l'ouvrage. C'était le premier remplissage, la phase la plus critique de la vie d'un barrage. La situation devenant inquiétante, à la suite d'une conférence qui se tint sur les lieux mêmes et à laquelle participèrent les représentants des services du Génie rural et des Ponts et Chaussées, le 2 décembre à 18 heures, ordre fut donné d'ouvrir la vanne de vidange.

Vers 21h10, le niveau ayant baissé de quelques centimètres, le gardien rentre dans sa maison située à environ 1500 m à l'aval du barrage, entend des craquements successifs, un souffle violent ouvre portes et fenêtres, une grande lueur est visible et l'électricité s'éteint. Le barrage s'est rompu en un instant.

Les appareils enregistreurs de l'EDF ont fixé la chronologie du drame.

21h13 pour la rupture de la ligne qui alimentait le transformateur situé près du barrage,
21 h 34 pour la rupture de la ligne passant à l'entrée de Fréjus.
L'énorme vague qui allait semer la mort sur la vallée avait mis 21 minutes pour aller de Malpasset à Fréjus.

L'observation des faits

Après la catastrophe, on constata:

  1. Que la moitié rive gauche du barrage avait complètement disparu ; seule subsistait une partie de la culée. Les énormes blocs détachés furent transportés en aval à des distances considérables
  2. Que la partie rive droite avait résisté, mais le long et au pied amont de la muraille restante apparaissait une fissure béante montrant que cette muraille s'était décollée du rocher,
  3. Qu'à la place du barrage rive gauche disparu apparaissaient deux plans de fracture formant entre eux un angle dièdre témoignant ainsi de l'existence de deux accidents géologiques au-dessus desquels l'ouvrage avait été construit et qui n'avaient pas été observés lors de la construction,
  4. Que la culée rive gauche, seul vestige de cette partie de l'ouvrage, avait reculé d'environ 2 m.

Des études approfondies sur les roches, faites ultérieurement au laboratoire, montrèrent, tant par examen optique au microscope polarisant, que par analyse chimique ou étude des propriétés mécaniques, que ces roches (gneiss et granulites) étaient de qualité très médiocre, fissurées et susceptibles d'imprégnation par l'eau, cela en dépit d'une apparence externe parfois satisfaisante. Les mesures topographiques effectuées montrèrent en outre que l'ouvrage avait tourné autour d'un axe situé à l'extrémité de la rive droite.

Le mécanisme probable de la catastrophe

L'apparition de sources dans les rochers sur rive droite et en aval du barrage au cours des jours et des heures qui précédèrent le drame, associée aux études ultérieures sur les propriétés des roches, a conduit à la certitude que l'ouvrage avait subi l'effet très dangereux de souspressions, dont le résultat fut de le faire glisser vers l'aval d'une quantité sans doute faible mais certaine, peut-être seulement quelques centimètres au départ, ainsi que le montre le décollement observé à l'amont. Or, un tel phénomène entraîna inévitablement une modification de la répartition des poussées aux différents niveaux de la muraille et en particulier un accroissement considérable des poussées au niveau supérieur, poussées se transmettant à la roche par l'intermédiaire des deux culées. Hélas, la culée artificielle rive gauche, calculée pour un taux normal de charge, ne put résister à un excès de pression et, en reculant, provoqua sous l'ouvrage rive gauche l'ouverture de fissures béantes par suite de l'existence de failles jusqu'alors inconnues. Figure.

A partir de ce stade, les millions de mètres cubes d'eau retenus en amont allaient s'engouffrer dans ces fractures, littéralement soulever le barrage et l'emporter.

Les causes majeures du drame

Tout d'abord furent rapidement éliminées toutes suspicions sur l'ouvrage tant du point de vue de sa conception que des circonstances de la construction; les experts unanimes soulignèrent ses qualités exceptionnelles et même son élégance; de même furent éliminées l'idée d'un séisme ainsi que celle de vibrations qui eussent été provoquées par les tirs de mine lors de la construction, alors en cours, de l'autoroute Esterel-Côte d'Azur qui passe à quelques centaines de mètres à l'est du barrage.

Aucun doute ne pouvait subsister. La catastrophe était sans discussion possible la conséquence d'une mauvaise qualité du rocher. Une étude géologique préliminaire du site avait certes été faite et même bien faite. Mais à partir de là, la construction de l'ouvrage se déroula, hélas, sous le signe de l'économie, tout d'abord une économie fatale : les travaux de recherche sur la solidité des assises par sondages et galeries ne furent jamais exécutés. A cela s'ajoutèrent des directives verbales données sur le chantier en cours, au simple vu des roches, sans étude systématique de leurs qualités et une absence pratiquement totale de surveillance géologique pendant le cours de la construction. L'importance pourtant capitale de la qualité des appuis avait été méconnue.

Une étude faite ultérieurement a tenté de montrer que la cause du drame avait été l'existence de sous-pressions d'un type jusqu'alors inconnu sous les fondations d'un barragevoûte.

Incontestablement ces sous-pressions ont joué, nul n'en doute. Mais outre le fait que le phénomène des sous-pressions et leur danger étaient connus depuis longtemps, il est une règle impérative qui veut que les barrages-voûtes minces ne puissent être envisagés que sur un rocher de qualité exceptionnelle. Tel n'était malheureusement pas le cas à Malpasset, dans un site permettant sans doute une maçonnerie de volume minimal et par surcroît de topographie telle que l'aile rive gauche, tangente aux courbes de niveau, n'avait pas d'appui naturel; aussi les sous-pressions qui ont été la cause initiale de la rupture, bien loin de représenter un phénomène nouveau qui eût échappé aux ingénieurs, n' ont été rien d'autre que la conséquence logique des conditions dans lesquelles avait été construit l'ouvrage.

L'absence d'étude géologique suffisante étant ainsi nettement établie, on ne peut pas dire au sens strict du terme que la catastrophe était prévisible à un moment déterminé, bien que le premier remplissage représente toujours pour un barrage une épreuve déterminante; toute enquête faite, à échéance plus ou moins brève, elle était inévitable et c'est hélas ce qui s'est produit.

Causes additionnelles

Ces faits acquis, j'aurais néanmoins scrupule à clore ce chapitre sans remarquer que des accidents d'une telle ampleur ne se produisent généralement que lorsque jouent simultanément un ensemble de facteurs dont les effets s'ajoutent. Or, à Malpasset, le sort s'était vraiment acharné sur ce malheureux ouvrage. Tout d'abord, on avait voulu créer une réserve sur un torrent qui n'a pas d'eau pendant la plus grande partie de l'année. On n'eut donc pas besoin, comme cela est d'usage constant, de détourner son cours pendant les travaux, opération qui est réalisée d'ordinaire en creusant un tunnel provisoire pour faire écouler l'eau par une voie latérale. Un tel tunnel aurait recoupé l'une des grandes failles qui joua un rôle déterminant dans la rupture, ainsi que l'ont montré les travaux exécutés au cours de l'enquête. Le régime particulier du Reyran eut donc pour premier résultat d'éliminer le signal d'alarme qu'auraient certainement représenté les observations possibles dans un tel tunnel.

Qui plus est, ce même rég4me sec retarda considérablement le remplissage de l'ouvrage, ce qui rendit impossibles les essais traditionnels et même pratiquement obligatoires, avec remplissages partiels à des niveaux croissants suivis de vidanges et accompagnés de mesures systématiques de déformations; une seule mesure fut faite au cours de l'été précédent et montra un déplacement de 15 mm dont on ne tira aucune conséquence. Et la mise en eau fut poursuivie, sans doute parce que l'autorité responsable n'estima pas possible de perdre une eau aussi précieuse dont au surplus on ne devait utiliser, en régime normal, que les tranches supérieures.

Enfin, et sur le plan administratif, joua une cause d'ordre tout à fait différent et dont on ne saurait minimiser l'importance. En effet, à l'époque à laquelle fut construit le barrage, seuls les ouvrages destinés à la production de force motrice étaient soumis au contrôle d'une commission spéciale composée d'ingénieurs qualifiés; les autres, dont celui de Malpasset destiné à l'irrigation, n'étaient soumis qu'au contrôle du service départemental ordinaire des Ponts et Chaussées. Et en pratique, pour ce dernier, eu égard à la personnalité de l'ingénieur conseil André Coyne, ancien ingénieur en chef des Ponts et Chaussées de renommée mondiale choisi par le Service du Génie rural, ni au stade du projet, ni au stade de l'exécution, le barrage ne fut l'objet d'un véritable contrôle ou même d'une discussion à laquelle aient participé des ingénieurs de compétence comparable.

Depuis cette situation a cessé et après négociations entre les ministères intéressés engagées à la suite de la catastrophe, le décret interministériel du 13 juin 1966 a créé le Comité technique permanent des Barrages qui a désormais autorité pour étudier et critiquer les projets et contrôler l'exécution de tous les ouvrages de plus de 20 m de hauteur quel que soit le ministère dont ils dépendent (Equipement, Agriculture, Industrie).

Ce qu'il aurait fallu faire

Tout d'abord ne pas construire un barrage si l'on ne disposait pas de moyens financiers suffisants pour le réaliser dans Tes meilleures conditions possibles, c'est-à-dire en faisant toujours passer en priorité absolue les conditions de sécurité. Un barrage pas plus d'ailleurs qu'un pont ou un tunnel ne se fait pas « à l'économie », il se fait bien ou pas du tout.

Le Service du Génie rural du Var avait le souci très louable de résoudre le problème capital de l'alimentation en eau de la région côtière mais ne disposait pas des moyens financiers suffisants. C'est là sans conteste l'origine du drame.

Dans les faits, cela s'est traduit tout d'abord par une modification du projet initial; l'ouvrage devait être construit plus en amont, en un emplacement où l'épaulement des deux rives eût été correctement assuré. Pour en diminuer le volume, donc le prix, on le déplaça vers l'aval en un point où l'épaulement de la culée rive gauche dut être assuré artificiellement, solution dangereuse. Par la suite, le manque de crédits entraîna des économies, encore plus graves et déjà soulignées, la non exécution de travaux suffisants de recherche; cela est écrit en toutes lettres dans une des pièces du dossier à la teneur à peine croyable et qui, après avoir reconnu que de tels travaux n'avaient pas été faits, se termine par une phrase qui se dispense de tout commentaire.

«La décision de lancer quand même les travaux a donc toutes chances d'avoir été judicieuse et économique.» N'est-il pas tragique de penser qu'une économie de 30 à 40 millions de francs légers a coûté plusieurs milliards et 421 morts !

Vient ensuite le rôle qui aurait dû être réservé aux études géologiques. Signalons au passage que le coût de ce qui fut fait répondit très exactement aux soucis de parcimonie de l'administration. Pour l'ensemble des travaux exécutés et des rapports rédigés, le géologue consulté a touché (frais de déplacements compris) une somme inférieure à 100000 F légers; dans un budget qui, au total, a atteint près du milliard, il faut convenir que ce n'était pas cher ! Laissons là ce détail ridicule s'il n'était tragique et examinons les choses au fond.

Le rôle du géologue

La question majeure qui se pose en fait pour tous les ouvrages qui sont liés au sol et au sous-sol est celle des relations entre les ingénieurs constructeurs et les géologues et plus exactement celle du crédit que les premiers accordent aux seconds. Car s'il est désormais officiellement admis par tous qu'aucun grand ouvrage, un barrage plus que tout autre, ne peut être construit sans une connaissance approfondie des qualités du substratum, cette idée de base n'a été réellement comprise que depuis une époque récente et cela malgré les prises de position réitérées des meilleurs spécialistes. N'est-ce pas en effet dès 1933 que le grand géologue suisse Maurice Lugeon, auteur du magistral ouvrage Barrages et géologie (une Bible en la matière) écrivait : « Nous avons vu, dans le chapitre sur l'importance de l'étude géologique, que la plupart des barrages qui se sont écroulés avaient disparu faute de fondations assises sur de la matière incompressible, imperméable, insoluble. Il me paraît qu'aujourd'hui avec les expériences acquises, ces fautes géologiques doivent disparaître à jamais. » !

Cette situation tient essentiellement à la différence de formation des uns et des autres et à l'orientation différente de leurs pensées. Il faut tout d'abord qu'un véritable dialogue s'établisse, c'est-à-dire que constructeurs et géologues se comprennent d'où, pour les géologues consultés, la nécessité d'avoir reçu, sinon une formation d'ingénieur, du moins d'avoir une tournure d'esprit d'ingénieur. J'ai eu au cours de ma carrière la chance de connaître et de suivre sur des chantiers deux maîtres qui répondaient exactement à cette définition et qui furent deux grands précurseurs : Maurice Lugeon et Léon Bertrand, mon patron; ils étaient en fait, sans en avoir le titre, deux grands ingénieurs.

Cette première condition réalisée, ces hommes peuvent être définis de la façon suivante:

Or, parfois hélas, ses déductions s'opposent à celles de son collègue le constructeur. Là où ce dernier veut réaliser un ouvrage "économique" qui "se présente bien" et satisfait tout le monde, le géologue répond : "Je regrette, c'est impossible", ou bien : "D'accord mais à condition que vous preniez telle ou telle précaution en plus de ce que vous avez prévu, donc que vous dépensiez plus d'argent."

Alors commence le débat et l'histoire des barrages est riche en discussions qui, heureusement, ne se terminèrent pas toutes par des décisions entraînant des catastrophes avec pertes de vies humaines, telle l'histoire aussi pittoresque que célèbre du barrage de Montejaque en Andalousie, prévu dans une région karstique, c'est-à-dire comparable à nos Causses, si riches en avens et en rivières souterraines. Le premier projet établi en 1918 fut nettement refusé par le géologue consulté, le Suisse Fleury, alors professeur à Lisbonne. Après des manoeuvres et des intrigues diverses on finit par trouver un géologue « complaisant >; et l'ouvrage réalisé, des cavités s'ouvrirent dans le réservoir qui se vida par le fond...

Aussi, et malgré cela, le lecteur ne sera-t-il pas étonné si certains ingénieurs constructeurs renommés, ayant ou croyant avoir de l'expérience, forts de l'autorité acquise, ont eu parfois tendance à résoudre le problème, soit en ne consultant que peu le géologue, uniquement parce que c'est la mode et pour avoir une signature, soit plus simplement en se passant de lui. On connaît la suite.

Cette indispensable digression étant, revenons à Malpasset : l'étanchéité de la retenue, c'est-à-dire du lac artificiel créé en amont du barrage, étant assurée par l'étude régionale qui avait été faite (tout le monde était d'accord) il aurait fallu commencer par un examen approfondi des zones d'ancrage; cet examen était d'autant plus nécessaire que les roches étaient connues comme très altérables. Ceci supposait donc un réseau serré de sondages de reconnaissance et des galeries de recherche aux différents niveaux ainsi qu'une étude approfondie des qualités des roches. Après un tel programme complet d'investigations, deux situations étaient possibles

L'ouvrage achevé, venait alors l'épreuve cruciale, celle du premier remplissage. Et là encore hélas, rien ne fut exécuté comme cela eût dû l'être.

Epilogue

Je terminerai ici la relation des faits concernant cette très douloureuse page de l'histoire des constructions humaines. Mais au-delà des faits (et en conséquence directe de ces faits) les conclusions s'imposent.

Le risque que des constructions d'une telle ampleur peuvent faire courir aux hommes tient à deux causes : soit des erreurs dans la conception et l'édification même de l'ouvrage, soit des erreurs dans l'étude du sol sur lequel il doit s'appuyer.

La première cause est aujourd'hui pratiquement à éliminer. Le barrage de Malpasset en tant que tel avait été parfaitement calculé et construit; réalisé sur un substratum rocheux convenable, il n'aurait jamais bougé. Et l'on peut affirmer que pour tout autre ouvrage, building de 20 étages autant que pont ou grands bâtiments industriels, si les règles de construction aujourd'hui connues et établies sont respectées, il doit en être de même.

La deuxième cause est incontestablement de nature différente; et c'est volontairement que j'ai attiré l'attention sur ce que j'appellerai les philosophies différentes de l'ingénieur constructeur et de l'ingénieur géologue qui doivent pourtant bien se comprendre et collaborer de façon étroite. Ceci dit, les progrès réalisés aujourd'hui dans le domaine des applications de la géologie au Génie civil, y compris les disciplines de développement récent qui se nomment géotechnique, mécanique des sols et mécanique des roches sont tels que les risques provenant du sol et des roches sont également infimes, à condition cependant que là aussi soient rigoureusement respectées un certain nombre de règles. Ces règles sont moins faciles à saisir pour le non-initié que les règles de construction dont on comprend aisément la nature (il suffit de regarder un chantier) même si l'on n'est pas spécialiste ; et c'est pour cela que je me suis efforcé de montrer sur un exemple précis hélas malheureux, la nature des travaux à effectuer.

Voici une note de Claude MONNIES, trouvée aux archives municipales de FREJUS qui, en quelques mots, résume les insuffisances géologiques du site de Malpasset. M. MONNIES ne figure pas parmi les spécialistes nommés par la Cour d'Appel d'AIX-en-PROVENCE, mais son analyse sur les causes de la rupture du barrage est très pertinente.

NOTE DE CLAUDE MONNIES

Voici une note de Claude MONNIES, trouvée aux archives municipales de FREJUS qui, en quelques mots, résume les insuffisances géologiques du site de Malpasset. M. MONNIES ne figure pas parmi les spécialistes nommés par la Cour d'Appel d'AIX-en-PROVENCE, mais son analyse sur les causes de la rupture du barrage est très pertinente.

Le barrage de Malpasset avait une capacité d'environ 50 millions de mètres cubes, il était destiné à alimenter en eau potable et irrigation la région de Fréjus- Saint-Raphaël. Le barrage était implanté sur des gneiss datant de la fin de l'ère primaire du Massif du Tanneron. Les gneiss sont des roches métamorphiques qui, comme telles, présentent une schistosité (la foliation de la roche est due à une orientation des minéraux et en particulier des lits de mica). De plus ici, ils présentent une fissuration généralisée ( effet de la tectonique de mise en place du massif), les joints séparant les différents blocs ainsi isolés à la fois par la schistosité et la fissuration sont enduits de joints argileux (produits de décomposition des micas et des feldspaths) qui laissent supposer l'existence de circulations d'eau importantes dans le massif.

Ces brèches argileuses ont pu jouer un rôle dans le déclenchement de la catastrophe:

Deux accidents tectoniques importants sont à remarquer en rive gauche ; c'est à leur niveau que s'est déterminé le dièdre d'arrachement, premier lieu de rupture du barrage, suivi ensuite d'une rotation de l'ouvrage autour de son extrémité droite puis de l'effondrement du barrage. (des blocs se retrouvent encore à 1500 m en aval : noter la bonne qualité du béton encore fixé aux blocs de rocher arrachés ).

Diverses causes telles que séisme, sabotage, tirs de mine autoroutiers ont été rejetées dans l'explication de cette rupture.

La bonne qualité de la voûte et du béton ont été reconnues par les experts ; les causes de la catastrophe doivent être recherchées dans les déficiences des fondations (importance de la géologie, de l'orientation des failles du sous-sol et du régime des eaux souterraines dans l'implantation d'un barrage voûte).

RAPPORT DE JEAN LETOURNEUR ET ROBERT MICHEL

Dans un ouvrage intitulé GEOLOGIE DU GENIE CIVIL. Edition Armand Colin. Paris (1971) Ces deux experts, respectivement, Professeurs à l'Ecole Nationale Supérieure des Mines de SAINT-ETIENNE et à la Faculté des Sciences de l'Ecole Nationale Supérieure d'Hydraulique de GRENOBLE ont analysé (pages 569 et 584), le phénomène de Pression de soulèvement, cause reconnue de la rupture du barrage de Malpasset.

Voici un extrait concernant le barrage de Malpasset

Le 2/12/1959, la pression de soulèvement libère, par translation ascendante vers l'aval, le long d'un plan de faille, un coin rocheux constituant la fondation de l'aile rive gauche de la voûte. L'ensemble de l'ouvrage accompagne ce mouvement en pivotant autour de son extrémité droite : la voûte est encore monolithe et les plots en rivière ou en rive droite ouvrent, au cours de ce mouvement, une crevasse d'arrachement au pied de leur parement amont.

Au bout d'un instant, la rotation cesse et une brèche s'ouvre au bas de la rive gauche par démantèlement du coin rocheux et rupture de la base des plots qu'il supportait. Toutefois, les arcs supérieurs sont encore conservés puisque leur poussée chasse tangentiellement la culée rive gauche. Privée d'appui de ce côté, l'aile gauche du barrage se disloque enfin et s'effondre. Sous l'action du flot, à leur tour les plots en rivière et une partie de l'aile droite sont renversés, mais leur rupture se produit à une certaine hauteur au-dessus de leur base qui reste en place. D'énormes blocs de béton seront retrouvés à 1500 m à l'aval (Bellier, 1967).

LE LIVRE BLANC DE MALPASSET

Douze ans après la catastrophe, les experts ont prononcé leur verdict.

Par Olivier COUSIN (Sciences et Vie N°652 de Janvier 1972)
Voici l'essentiel de cette rubrique
Malpasset avant le désastre

Excellent modèle de barrage en voûte, Malpasset se fondait sur le principe suivant

Les calculs théoriques montrent que c'est le cas si y est supérieur au tiers de H. Dans le cas contraire, les eaux d'infiltration transmettent une pression capable de soulever le bloc BPN, et donc de déraciner la base du barrage.

La dynamique probable du désastre

Le site choisi fut déplacé de 200 m. Sur le nouveau site il y avait une faille étanche C ; elle fit que les infiltrations verticales en D, au lieu de s'écouler normalement comme dans le schéma précédent, elles exercèrent une formidable pression A sur la terre compressée B au pied du barrage. La résultante de ces sous-pressions fit sauter le bouchon B... et ce fût le désastre.

On peut « regretter » qu'il n'y eut pas d'étude géologique d'ensemble au lieu d'implantation définitif du barrage. Les experts furent unanimes à reconnaître que le massif rocheux en cause se prêtait mal à la construction d'un barrage-voûte.

La cause la plus vraisemblable

Après avoir écarté toutes les hypothèses extérieures ne remettant pas en cause, ni le principe du barrage voûte, ni le bien fondé de son choix au site de Malpasset, il fallut revenir à l'hypothèse émise dès 1960 par la commission d'enquête dans son premier rapport provisoire:

Des études géologiques très poussées révélèrent que les gneiss de Malpasset sont particulièrement mal appropriés à l'implantation de ce genre d'ouvrage en voûte mince. D'autre part, pris non plus dans son ensemble mais au niveau de l'étude sur échantillon, ce gneiss se révéla extrêmement médiocre aux essais en laboratoire.

Il n'en reste pas moins que les experts et contre-experts mobilisés se contredirent. Les contre-experts commis par le tribunal de grande instance de Draguignan en mai 1962, à la suite d'une requête des sinistrés pour tenter de cerner les responsabilités précisèrent plus nettement le mécanisme de destruction. Jugeant également la qualité intrinsèque de la roche exceptionnellement médiocre, ils estimèrent néanmoins qu'il n'y avait pas là une condition suffisante de rupture. La médiocrité mécanique des sols resterait un facteur moins inquiétant que l'organisation géologique générale du terrain, l'orientation des failles du sous-sol et, par conséquent, le régime des eaux souterraines. Ils prétendirent d'autre part, qu'en l'état des connaissances au moment de la construction du barrage, les règles de l'art avaient été respectées et tirèrent des enseignements précis

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  1. Figure 1 état des lieux au lendemain de la catastrophe

  2. Figure 2 vue schématique en plan du barrage

  3. Figure 3 Coupe verticale du barrage

  4. Figure 4 Les sous pressions en présence

  5. Figure 5 La dynamique probable du désastre

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Mis à jour le 22/4/2019 pratclif.com