Etats-Unis: Les oasis des classes moyennes

pression migratoire à l'américaine
le Point 2 mars 2006 consacré à l'Amérique

Fuir la ville et ses fléaux pour la campagne et son calme. Cet exode des classes moyennes a donné naissance à de super-banlieues, les « exurbs ». Mais plus elles grossissent, moins elles sont bucoliques...

Dès l'entrée, dans le hall monumental, on se pince pour y croire. Au plafond, sur un dôme, s'étale une des fresques de la chapelle Sixtine. Pas sûr que Michel-Ange admire le résultat, mais Michael et Debra Iacovacci, eux, sont très fiers de leur peinture. Ce couple de promoteurs immobiliers a fait construire en Virginie, dans la très grande banlieue de Washington, cette gentilhommière avec tourelles, lions en bronze et façade en fausse pierre de taille qui sert de villa modèle et que les gens du coin surnomment « le petit château ». A l'intérieur, un ascenseur, de fausses bibliothèques qui pivotent vers des pièces secrètes et une « panic room », au cas où Ben Laden pointerait sa barbe. Les Iacovacci sont spécialisés dans la construction de maisons de luxe à 3 millions de dollars. Les clients se bousculent.

Toutes les semaines, en plein désert à deux heures de Phoenix, de Los Angeles ou ici, au fin fond de la campagne virginienne, sort de terre un nouveau lotissement de mini-Versailles. En trois coups de bulldozer, pouf, une cité de 100 000 habitants jaillit du sol comme les villes-champignons de la ruée vers l'or. On connaissait les banlieues américaines tentaculaires. Voici maintenant l'ère des exurbs, ces super-banlieues plantées au milieu de nulle part qui bétonnent le paysage à un train d'enfer. A l'instar des pionniers, ils sont de plus en plus nombreux à relancer leurs chariots à la conquête des territoires vierges. Loin de la ville et de ses fléaux - pollution, délinquance, embouteillages... Pour avoir une plus grande maison, de bonnes écoles, moins d'impôts... Bref, une ascension sociale impossible ailleurs. Les exurbs sont des « utopies conservatrices », « le foyer de la nouvelle version du rêve américain », écrit David Brooks, auteur d'« On Paradise Drive », un livre très drôle sur ce phénomène.

Lenah Run est un de ces lotissements chics, paumé à 65 kilomètres de Washington, dans le comté de Loudoun. Maisons géantes, pelouses manucurées et rues aux noms champêtres qui s'achèvent en « culs-de-sac » (prononcez coudésac). Le nec plus ultra de l'urbanisme pour les Américains. Tout est tellement nickel qu'on pourrait pique-niquer sur la chaussée. Qu'importe si le plus proche supermarché se trouve à 30 minutes de voiture ! Et tant pis si demain, à l'emplacement de la jolie ferme et du paysage encore bucolique, s'élèvera une mégalopole de 28 000 maisons.

Le comté de Loudoun est le symbole de l'explosion des exurbs. Il a enregistré la plus forte croissance démographique de tous les comtés américains en 2004. La population a augmenté de 41 % depuis 2000. Soit 49 nouveaux résidents par jour et 3 500 nouveaux élèves par an. A perte de vue, ce n'est qu'un gigantesque chantier d'où émergent des lotissements en rangs serrés, entourés de centres commerciaux et de golfs. Sans oublier les parcs industriels, car les entreprises aussi s'excentrent. Quelque 90 % des nouveaux bureaux à la fin des années 90 aux Etats-Unis ont vu le jour en banlieue. Cela crée une nouvelle espèce, le superbanlieusard, qui vit complètement déconnecté des centres-villes.

Le rêve américain n'a qu'un défaut : tout le monde veut le vivre. Résultat, le prix des maisons a doublé en quatre ans à Loudoun, mais les infrastructures n'ont pas suivi. Dès potron-minet, on roule pare-choc contre pare-choc. « Il y a quatre ans, je mettais six minutes pour me rendre de chez moi au siège d'AOL, il m'en faut maintenant vingt-deux », raconte Andrea McGimsey, représentante de la Coalition pour un développement intelligent, qui milite contre l'urbanisme forcené. L'urbanisation à faible densité et dépendant de la voiture s'avère désastreuse pour l'agriculture et l'environnement. Et ruineuse pour les municipalités, qui s'échinent à installer égouts ou lignes électriques. A lui seul, depuis 1993, le comté de Loudoun a ouvert 35 écoles et 14 sont en projet.

Mais le vent tourne. La hausse des crédits immobiliers et du prix de l'essence menace le modèle des exurbs. Ensuite, les riverains se rebiffent. Partout, des mouvements anti-urbanisation se constituent. En Virginie, l'an dernier, la Coalition pour un développement intelligent a rassemblé en un jour sur une pétition 14 000 signatures. « On priait pour en avoir 5 000, on en a eu le triple. Ça montre la profondeur de la colère », estime Andrea McGimsey. Mieux, Loudoun, bastion républicain comme tous les exurbs, vient d'élire un gouverneur démocrate qui a promis de freiner les permis de construire. Il y a urgence. L'un des clients du couple Iacovacci leur a commandé la réplique du Taj Mahal!