La question de la mobilité au coeur du développement durable
revue des ingénieurs des mines hors série juin 2010

Pour dissoudre les embouteillages, supprimons les routes. Telle était la conclusion d'une étude britannique reprise par le New Scientist à Londres, et le Courrier International en France. Une manière radicale de résoudre les problèmes, mais qui oublie un aspect essentiel les apports des routes. C'est comme beaucoup de services publics, on voit ce qu'ils coûtent, mais on comptabilise mal les avantages qu'ils procurent, partagés entre de nombreux acteurs, et bien sûr inégalement.

La route, et d'une manière plus générale les infrastructures de transport, permettent la mobilité des personnes et des marchandises. Une source de liberté et de richesses, mais aussi la cause d'effets pervers, d'excès bien connus quand la solution apportée finit par s'imposer de soi, et non en référence à un problème. Adapter la ville à l'automobile illustre bien cette dérive : au lieu de répondre au besoin de mobilité, l'objectif a été de favoriser le développement d'une industrie. Bien joué pour l'industrie, qui a trouvé une vitrine et des débouchés, mais quelle catastrophe pour la ville, qui s'est étalée, qui a excessivement dédié ses rues à la mobilité, au détriment de la vie sociale qui s'y déroulait. Il a fallu des années pour que les effets pervers de ce choix soient perçus, avec le retour des tramways et le renforcement des transports en commun, les rues piétonnes ou à priorité piétonne, et la tentative désespérée de contenir le volume des déplacements autour des grandes villes et de réduire la perte de temps assortie. Il s'agit toutefois de phénomènes lourds, socialement et budgétairement, et de phénomènes lents : la structure de l'urbanisation, l'implantation des lieux de production loin des centres de consommation, notre industrie et les emplois, autant de paramètres marqués d'une grande inertie.

Les facilités de mobilité ont fortement aidé la croissance économique. L'élargissement des bassins d'emploi qui en est découlé, l'ouverture des marchés, les facilités d'approvisionnement, les simples échanges techniques et culturels rendus possible, ont donné du dynamisme aux territoires et provoqué un volume d'activité jamais égalé. Pour soutenir la croissance, les transports ont été aidés de mille manières sous-évaluation du prix des infrastructures, subventions directes, tarifications avantageuses, non intégration de coûts externes dans la facture, etc. Pour ne prendre qu'un exemple sur ce dernier point, le bruit des transports coûte environ 1/2 point de PIB part an à la société, payé de manière diffuse par les riverains des grandes infrastructures, et non reporté sur les opérateurs, à l'exception toutefois des compagnies aériennes.

Le résultat est malgré tout un formidable renforcement de la capacité des transports de toutes natures. Cette efficacité a donné aux autres secteurs de l'économie une liberté de manoeuvre dont elle s'est bien servie. Les industriels ont pu délocaliser la production ou la concentrer sur un nombre réduit de sites, parfois bien loin de lieux de consommation. Les entreprises vont chercher leur personnel dans des périmètres de plus en plus étendus. Les milliers de kilomètres parcourus par le moindre pot de yaourt entre la ferme productrice de lait (sans parler des aliments des vaches) et le consommateur témoignent de cette efficacité du secteur des transports, qui porte ainsi le chapeau d'une organisation économique qui a manifestement dérivé. Car ces kilomètres parcourus contribuent à l'effet de serre et aux pollutions de proximité, ils exigent la construction de routes qui découpent le territoire et appauvrit ainsi les milieux sociaux et biologiques, ils provoquent des accidents.

Pour relever le défi, les transports ont fait des progrès considérables. Pour rendre leur mission propre comme pour réduire leurs effets indésirables. La diversité des avancées est impressionnante. Elles concernent les matériels comme les infrastructures, ou encore les organisations fonctionnelles et commerciales. Après une première période où chacun travaille dans son coin, l'équipementier sur son équipement, l'entreprise routière sur la route, le transporteur sur son plan de charge, on en vient aux améliorations d'interfaces. Le moteur (électrique) de demain sera dans la roue. Pour les moteurs thermiques, on travaille ensemble, les pétroliers et les constructeurs : moteur et carburants ont leur sort lié. Les fabricants de revêtements routiers et de pneumatiques trouvent des sujets de collaboration pour améliorer l'adhérence, réduire les consommations et le bruit. L'intermodalité oblige des responsables de modes différents de mobilité à rechercher des points d'entente. Les résultats sont spectaculaires : les consommations unitaires sont en baisse, certaines pollutions comme le monoxyde de carbone et le plomb ont été éliminées ou fortement réduites, le nombre d'accidents au Kilometre parcouru s est erronctre. Le progres est multiforme, et touche toujours plusieurs maillons des chaînes logistiques et des filières, qui s'entrecroisent de plus en plus. Il est à noter que les pressions environnementales ont fortement contribué à cette évolution. La lutte contre la pollution et le bruit a provoqué des recherches sur les moteurs et les pneus qui ont réduit fortement les consommations. Les limitations de vitesse, décidées en France au moment des chocs pétroliers des années 1970, ont permis de réduire la consommation, mais aussi les pollutions et les accidents de la route. Le coût des carburants et de l'énergie en général se révèle un autre moteur du progrès. On l'observe notamment dans le secteur aéronautique, où le kérosène ne fait pas l'objet de taxes. Les fluctuations du prix du pétrole sont durement ressenties, et la modernisation de la flotte tend à en atténuer les effets. Les appareils récents sont à la fois économes en énergie et moins bruyants, un double dividende à engranger sans modération.

Si impressionnants soient-ils, ces progrès ne suffisent pas. Ils peuvent avoir un effet pervers, en laissant penser que la technique résoudra tous les problèmes et qu'il n'y a pas lieu de changer d'orientation. Les progrès sont réels à l'unité, à nombre de passagers ou de tonnes transportés constant. Le problème est que le volume des déplacements et des échanges ne cesse d'augmenter, que les exigences de sécurité, de confort et de vitesse se paient et reprennent ainsi une part des économies unitaires. L'exemple des voitures est à ce titre révélateur. Leur large diffusion a permis un étalement urbain terriblement consommateur d'énergie. D'un autre point de vue, les organes de sécurité sont prévus pour la vitesse maximale, à laquelle les constructeurs ne veulent pas toucher, mais qui n'est jamais pratiquée dans les faits. Les quelques pourcents de voitures européennes qui roulent sur les autoroutes allemandes non réglementées alourdissent tout le parc et augmentent mécaniquement la consommation de toutes les voitures. Le poids de la vitesse dans l'image de l'automobile et les arguments publicitaires entraînent une surconsommation de fait sans aucun bénéfice à l'usage.

Les améliorations techniques sont bonnes à prendre, il faut les encourager, et elles suffiraient probablement dans un monde infini. Le problème est que notre planète a des limites, ses ressources comme sa capacité d'absorption des rejets sont limitées. Le ratio par unité transportée n'est pas la bonne approche, il faut passer à la valeur absolue, aux quantités totales consommées et émises. Gardons les ratios comme mesure de l'efficacité partielle du système, comme variable intermédiaire, mais pas comme image de l'efficacité globale. Ce changement implique qu'il faut en plus s'interroger sur la nature de la mobilité, son utilité économique et sociale dans un monde «fini». Le débat sur le niveau précis des limites, sur la date du «peak oil» et la rapidité d'émergence des énergies de substitution ne fait que donner un peu de marge de manoeuvre, mais ne nous faisons pas d'illusion, «le temps du monde fini a commencé», pour reprendre une expression de Paul Valéry.

La mobilité facile, trop facile peut-être, a engendré des organisations économiques, des formes d'urbanisation, des comportements et des envies, des modes de vie. Il faut à présent s'interroger sur la manière de les faire évoluer pour tenir compte de la nouvelle donne. La recherche de l'accomplissement de soi-même doit changer de cap. L'expansion à l'infini, «Croissez et multipliez», toujours plus, toujours plus loin, tous ces mots doivent changer de sens. Le «plus» n'est plus synonyme de «plus de prélèvements de ressources», mais de «plus de service rendu». Ainsi résumée, la croissance exige un formidable effort d'efficacité, mais aussi une réflexion sur les services qui nous font vraiment plaisir, ceux qui nous apportent une vraie satisfaction, pour pouvoir abandonner tous ceux qui consomment des ressources sans utilité.

Les dérives des transports faciles sont bien connues, et ont déjà été évoquées. L'économie et le territoire, autrefois intimement conjugués, ont suivi des trajectoires divergentes, la vertu dominante d'une ville ou d'une région étant devenue sa capacité de transport. Les saisons ont disparu de nos régimes alimentaires, et on s'est habitué à des fraises ou des tomates insipides. Paradoxalement, les facilités de transport ont exclu une partie de la population, celle qui, minoritaire, n'y a pas accès. Les épiceries de campagne, qui rendaient bien des services dans les villages et les commerces ambulants ont été mis durement à l'épreuve par les implantations de grandes surfaces. Le résultat est que les personnes âgées autrefois desservies ne le sont plus et doivent abandonner leur maison prématurément.

Les transports faciles ont provoqué une nouvelle culture du temps. Pourquoi prévoir, pourquoi anticiper, quand tout va très vite, et que l'on peut décider au dernier moment ? La réactivité des systèmes de transport a permis de réduire les stocks, de travailler en flux tendu, ce qui entraîne des exigences fortes en amont pour assurer la sécurité d'approvisionnement. Tout retard est chèrement payé. La capacité d'anticipation en a-t-elle été émoussée ? Au lieu d'être un plus, la vitesse est devenue une facilité, qui permet d'alléger les contraintes de la prévision et de l'organisation. «Je crois que la plus grande faiblesse de la vie moderne, c'est d'amener une atrophie de nos facultés» disait René Dubos. C'est bien le paradoxe de la performance, elle peut faire croire que les problèmes sont résolus et qu'on a plus besoin d'être intelligent.

La vitesse a envahi nos sociétés, elle est devenue une valeur en soi, au lieu de rester une commodité, une qualité dans une prestation globale, et dont on doit faire un usage sélectif. On en a oublié le prix. Sans doute faudrait-il le faire payer, mais ce n'est pas suffisant. Il faut aussi offrir d'autres valeurs en alternative, comme la régularité, la personnalisation, la commodité. Pierre Sansot a fait l'éloge de la lenteur. Le découplage mobilité/vitesse offre en effet des avantages multiples qu'il convient de faire valoir, comme le plaisir du voyage et la jouissance des paysages. Sans parler des économies, bien sûr, qu'elles soient financières, sociales (moins d'accidents notamment) ou environnementales (consommations de ressources et rejets).

La remise en question de nos attitudes vis-à-vis de la mobilité passe notamment par la prise en charge de son coût réel. Dans la pratique, cela peut prendre la forme de péages ou de taxes, qui traduisent les coûts supportés par la collectivité en plus de ceux proposés par le marché. Il ne s'agit pas alors de fiscalité au sens habituel, mais d'une manière de payer les dépenses que nous occasionnons en nous déplaçant. Des modulations sont apportées pour traduire au plus près l'importance des coûts externes. Par exemple, la taxe sur les nuisances sonores aériennes (TNSA) est modulée selon les horaires, le type d'appareil (plus ou moins bruyant) et l'aéroport. On peut imaginer que demain, les péages ferroviaires soient aussi modulés, notamment pour les convois de marchandises, selon la nuisance ressentie : nul doute qu'une telle mesure ne fasse évoluer le parc de wagons, et que la lutte contre le bruit, au lieu de rester une simple contrainte, devienne un moteur de modernisation du transport ferroviaire.

Une autre piste de réflexion, dans l'esprit du développement durable, est celle de l'économie de fonctionnalité. Le service comme point de départ, et non l'équipement ou le matériel. Faut-il avoir sa propre voiture, en stationnement 95% du temps, ou avoir accès à une voiture, quand on en a besoin, et de la taille dont on a besoin ? La propriété d'un moyen de mobilité entraîne souvent son utilisation en toutes circonstances, même quand il est totalement inapproprié, comme le fameux 4X4 aux Champs Elysées. L'accès facile et sécurisé est autrement plus efficace : la voiture quand elle est utile, éventuellement avec un chauffeur, mais aussi le bus ou le vélo quand ça suffit bien. Tout le monde y gagne, et le parc de voitures sera alors bien entretenu et renouvelé rapidement, ce qui permettra de bénéficier des progrès continus des techniques. Le service pneus proposé par Michelin aux grandes flottes est une autre illustration de cette nouvelle économie qui se met en place, fondée sur l'usage et non sur la possession.

L'organisation de la mobilité est ainsi porteuse de progrès au moins autant que la technique. Le vélo en libre service a montré la voie. Pour les livraisons, des initiatives sont prises. Un gros camion, à défaut d'un wagon, au centreville, et ensuite une diffusion en moyens légers et non polluants, comme ce que réalise Chronopost à Paris depuis quelques années. Ce sont alors les avancées non pas dans les transports mais dans les systèmes informatiques qui permettent de gérer ces nouvelles organisations, et de les coupler avec d'autres services. La complexité des techniques, la diversité des cultures et des comportements, ont progressivement conduit à des cloisonnements, des divisions dans nos modes de vie, nos modes de pensée. Le développement durable redonne du sens et de la cohérence, en conjuguant les objectifs et les moyens, la sensibilité et la performance, l'émotion et l'économie.


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Mis en ligne 23/07/2010 par Pierre Ratcliffe.