La maison individuelle avec jardin, ou l'idéal « Plaza majoritaire »

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Extrait de "la France sous nos yeux" de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely. Ce récit décrit exactement notre pays de Fayence.

1. Le pavillon et le lotissement, paysages de la France d'après

À partir des années 1970-1980, alors que l'image des banlieues amorce une lente dégradation qui s'étendra sur plusieurs décennies, un espace résidentiel bien particulier commence à être associé systématiquement aux classes moyennes, et son développement très rapide va bouleverser nos paysages. Il s'agit de la maison individuelle avec jardin située en lisière de ville ou du noyau villageois ancien, dans un "nouveau village" composé de petits lotissements. Adopté par un peu plus de la moitié des ménages français, le choix de la maison individuelle est en revanche systématiquement plébiscité dans les sondages par une écrasante majorité d'au moins deux tiers d'entre eux, il est donc très nettement majoritaire, sinon dans les faits, au moins dans les têtes. La maison individuelle représente ainsi un véritable idéal résidentiel et structure une part très significative de l'espace urbanisé, et cela, dans toutes les régions françaises.

Dans la hiérarchie résidentielle et paysagère, ces vastes territoires pavillonnaires occupent une place intermédiaire entre la France "triple A" et les banlieues reléguées. Si ces espaces sont eux-mêmes l'objet d'une hiérarchisation en termes de désirabilité, ils ont vu s'épanouir un mode de vie particulier.

Nous baptiserons ce mode de vie "Plaza majoritaire", clin d'oeil à l'agent immobilier le plus célèbre de France, Stéphane Plaza, dont les émissions mettent en scène l'un des aspects les plus cruciaux de la vie des Français : la recherche, l'acquisition et l'embellissement de leur logement. Le fait que Stéphane Plaza ait décliné durant plus d'une décennie plusieurs concepts d'émissions ayant pour seul objet ce poste de dépense en dit long sur l'importance qu'il a acquise. Le modèle e Plaza majoritaire" intègre sous un même toit un ménage constitué d'un couple - recomposé ou non - avec enfant(s), propriétaire d'une maison avec terrain qu'il a achetée ou fait construire, et qui possède une ou deux automobiles. Notons dès à présent que si l'automobile est demeurée la référence commune aux habitants d'une maison individuelle, cet objet central de la sociologie des Français dans les années d'après-guerre a un peu perdu de son brio dans les mythologies contemporaines, au profit de la glorification de la culture du jardin et de la déco intérieure. À partir de ce package de départ commun, le modèle "Plaza majoritaire" se décline en autant de nuances qu'il existe de budgets et de projets de vie. Si elles sollicitent généralement peu de représentants des professions libérales (bourgeoises par excellence) ou des professions intellectuelles (qu'on associe aux bobos), les émissions de Stéphane Plaza sont en revanche assez représentatives du large spectre des tenants du modèle périurbain - propriétaire. Y figurent autant de couples de cadres du privé en quête d'une vaste demeure avec piscine à la périphérie des grandes agglomérations (Bordeaux, Lyon, Toulouse) que de ménages d'employés à la recherche d'un sam'suft, petite maison de constructeur située dans un lotissement d'une aire urbaine de second rang.

La localisation de l'habitat (distance à la grande ville la plus proche), le style de la maison (ancien ou neuf, traditionnel ou contemporain) et son standing (maison de pierre traditionnelle ou maison en parpaing aux murs recouverts d'un crépi couleur crème), le cadre environnant (isolé ou "diffus", mitoyen, en lotissement, verdoyant ou urbanisé et chaotique), la taille des parcelles sont autant de curseurs dont l'intensité varie en fonction des configurations, du mas provençal avec piscine entouré de vignes à la maison de catalogue jouxtant une zone commerciale à la périphérie d'une ville moyenne assoupie. L'éventail de prix pour accéder au modèle majoritaire va de 150000 à 1 million d'€ et au-delà. Ménages modestes, bourgeois, banlieusards... peu de catégories sociales résistent à sa puissance d'attraction.

2. Des niveaux de vie différents mais une vision du monde commune

Bien que l'on trouve des maisons de ville dans les grandes agglomérations, on associe souvent la vie en maison individuelle à la campagne ainsi qu'à la géographie des villes moyennes : leurs centres-villes sont, à de rares exceptions touristiques près, généralement moins attractifs que leurs périphéries résidentielles. C'est d'ailleurs en dessous du seuil des 100 000 habitants qu'une agglomération voit la part des logements individuels devenir majoritaire. S'il se confirme, le mouvement de rééquilibrage des populations urbaines vers des villes de taille intermédiaire, stimulé par le Covid-19, se confondra avec une persistance du modèle majoritaire.

Mis à part dans le rural isolé ou à la montagne, la vie en maison individuelle se déroule le plus souvent dans un quartier résidentiel, terme généralement préféré par les habitants et les professionnels de l'immobilier à celui de lotissement (dont la connotation est aujourd'hui péjorative). On reconnaît ces quartiers à leur implantation légèrement périphérique par rapport au centre-bourg et centre-ville, et à leurs voies qui se finissent par une boucle ou en cul-de-sac (modèle en e raquettes de tennis" ou en "arrêtes de poisson"), un système de voiries calqué sur le modèle américain qui leur donne un petit air exotique et a pour conséquence de les isoler des flux de circulation. Promoteurs et architectes rendent généralement hommage à la faune et à la flore locales, et célèbrent volontiers l'environnement champêtre du lotissement lorsque vient le moment de baptiser un programme immobilier : Les Clos des Merles, Les Domaines des Hêtres et Les Résidences des Pins parsèment ainsi le territoire périphérique français.

À côté du lotissement pavillonnaire standardisé des années 1980 à 2000, avec parcelles identiques, maisons de plain-pied à toit à deux ou quatre pentes, édifié sur un ancien champ de blé en bordure de rocade, on trouve depuis peu des "domaines résidentiels", "hameaux" et même "éco-quartiers" qui accueillent des "maisons contemporaines" et des "villas de standing" sur des parcelles d'un hectare. Ces programmes immobiliers incluent des prestations plus ou moins premium et peuvent aller jusqu'à la résidence fermée de luxe.

Zoomons sur la maison elle-même, terme qu'on préférera à celui de "pavillon", aujourd'hui employé pour disqualifier un mode de vie 1. Le rêve majoritaire se présente sous une multiplicité de versions, autorisant les Français à se l'approprier en fonction de leur budget et de leurs envies, de la McMansion (une maison aux proportions démesurées et à l'architecture ornementale prisée des nouveaux riches américains) à la petite maison éco-construite à partir de matériaux locaux et durables, sans oublier le célèbre pavillon Bouygues ou Phénix, qui a lui-même effectué sa mue et ne ressemble plus forcément à son ancêtre des années 1970-1980. D'autres lui préfèrent la sobriété des lignes contemporaines, et les constructeurs ont intégré à leurs catalogues des modèles à toit-terrasse qui tranchent avec les préceptes de l'architecture néo-régionaliste. Ce goût pour le folklorique demeure néanmoins majoritaire, selon un partage du territoire qui voit le style néo-provençal dominer dans le grand sud de la France (toit de tuiles courbes en forme de gouttière, crépis orangé, ocre, saumon, jaune moutarde...) tandis qu'une esthétique plus discrète l'emporte à l'ouest et au nord de la Loire (tuiles plates "ardoisées", enduits blancs ou en nuances de gris), sans oublier le style "chalet" des régions de montagne.

Peut-on, avec un tel écart de style, de niveau et de standing de vie parler d'une culture commune ? En raison de la variété des manières de décliner le modèle standard, un certain flou s'installe dès qu'il est question de rattacher les habitants de ce "tiers espace" à une catégorie sociale. Sont-ils des privilégiés ? Des bourgeois ? Des déclassés ? Des habitants de la France périphérique ? Des Gilets jaunes ? La multiplicité des thèses et des représentations associées au modèle majoritaire, parfois et même souvent contradictoires entre elles, provient justement du fait qu'il en existe plusieurs versions, et à des prix très variables.

L'étude des types de consommation révèle néanmoins l'existence d'une condition commune en dépit de toutes les variations dans les manières de s'approprier le modèle. Les habitants du modèle majoritaire ont en commun de ne pas pouvoir sortir de chez eux à pied, tout déplacement vers leur travail, leurs loisirs ou l'école de leurs enfants impliquant un trajet en voiture, sauf pour les habitants des maisons de ville. Si tout ce petit monde se ravitaille en périphérie, on trouve dans ces dernières tout l'éventail des formats et des gammes de commerce, des distributeurs d'entrée de gamme traditionnels (Leclerc) ou discount (Aldi, Lidl) aux hypermarchés classiques ou bio, en passant par les services de drive. L'engouement des périurbains pour l'enseigne Grand Frais, équivalent périphérique d'un Monoprix de centre-ville, est représentatif du segment haut de gamme tout comme, à l'opposé, le succès fulgurant du discount en est le visage low cost.

Par ailleurs, la vie sociale, festive et culturelle s'est reconfigurée autour de la contrainte automobile et explique que le quotidien majoritaire des Français soit de moins en moins associé à l'image d'Épinal de la place du village ou du quartier dense de centre-ville. Il est certes encore possible de se rendre en ville pour aller au restaurant ou au cinéma, mais la périphérie a développé une offre propre. À côté des zones d'activité commerciales, et souvent en leur sein, on trouve en périphérie toutes les gammes de restauration, depuis la chaîne de fast-food jusqu'au steakhouse avec piscine attenante en passant par la brasserie ou la pizzeria implantée en bord de route. Les années 2000 et 2010 ont vu la multiplication de ces petits ensembles commerciaux dont les boutiques sont disposées en rangée, qui s'apparentent aux strip malls américains et peuvent associer un artisan-boulanger, un primeur, un ou deux restaurateurs et quelques services (pharmacie, coiffeur/esthéticienne, auto-école, laverie), toujours avec emplacements de parking.

Enfin, le véhicule lui-même, ticket d'entrée indispensable pour intégrer le club "Plaza majoritaire", n'est pas le même partout. Les habitants des quartiers périurbains qui possèdent un SUV ne partagent pas grand-chose avec les Gilets jaunes qui roulent en utilitaire au diesel, les premiers dédaignant volontiers les seconds en dépit de leur condition périurbaine commune. Les uns votent d'ailleurs pour des partis de l'arc libéral et conservateur, quand les seconds privilégient les partis dits tribuniciens ou s'abstiennent.

En dépit de ces nuances, le modèle majoritaire repose sur une vision du monde commune qui fait passer la vie privée et domestique au premier plan. Autre trait commun à toutes les gammes de la vie périphérique, l'homogénéité sociale y est plus forte qu'ailleurs. On y vit entre Gilets jaunes, entre bourgeois ou entre membres des classes moyennes. C'est ici que la fracture avec la littérature urbanistique prend racine : alors que la ville se caractérise par sa mixité et par sa densité, le modèle Plaza tend au contraire à organiser une vie sociale riche mais centrée sur les cercles familiaux et amicaux dans le cadre du domicile et du jardin. Comme le souligne l'urbaniste Philippe Genestier, les intellectuels et les professions à fort capital culturel ont tendance à faire de leur idée de la ville idéale une aspiration partagée par les autres groupes sociaux, "or ces condamnations ne perçoivent pas que la préférence pour le périurbain correspond aussi bien souvent à un choix de vie et exprime une réelle prédilection pour un type de socialité où l'on privilégie l'autonomie individuelle et les liens sociaux d'interconnaissance, plutôt que les liens anonymes et mercantilisés propres à la ville centre.

  1. Tout sur Stephane Plaza
  2. Son émission "maison à vendre"
  3. Philippe Genestier: publications sur Cairn


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Mis en ligne le 19/01/2022 pratclif.com